Mes biens chers parents,
Vous devez voir par l'endroit d'où je date ma lettre que nous sommes toujours en station dans cette .......... qui est à la vérité une station excellente mais qui malheureusement nous empêche de recevoir vos lettres car voici bientôt cins mois que je n'ai pas eu ce bonheur. Les dernieres que j'ai reçues sont du commencement de février. Et ce qu'il y a de plus ennuyeux, c'est que je suis bien persuadé qu'il y a des lettres pour moi à Montevideo, mais comme nous sommes éloignés de cette ville, les camarades qui, lorsque nous sommes présents, nous font les plus belles promesses, s'inquiètent fort peu de les tenir en notre absence. Je vous ai écrit plusieurs lettres mais pour tenir ma promesse, je saisis encore une occasion pour vous écrire la présente dont je charge un capitaine français qui part d'ici pour Montevideo et qui se chargera de vous l'expédier. Aussi bien est-ce un grand bonheur pour moi de vous écrire car alors il me semble presque que je suis près de vous et que je m'entretiens avec vous. Car voilà bien près de deux ans que dure mon absence et j'ai bien besoin d'illusions et d'espérances pour pouvoir supporter patiemment d'être si longtemps sans vous embrasser.. Heureusement que les négociations de paix sont rompues et que nous espérons que lorsque les nouvelles avancées faites par Rosas à notre gouvernement seront bien connues et bien démontrées en France par notre Ministre qui est de retour pour notre belle patrie, on se décidera enfin à employer des mesures energiques et que j'aurai le bonheur de me trouver à atteindre le but de mon ambition. Mon commandant qui est plutôt un camarade pour moi, est on ne peut mieux disposé en ma faveur. Aussi suis-je bien persuadé qu'il saisira la première occasion pour me faire obtenir ce que je désire tant. Il est bien malheureux qu'à notre affaire de Payranda il eût les côtes cassées, ce qui l' empêché de faire toutes les démarches nécessaires. Enfin j'ai bon espoir et quelque chose me dit que je ne quitterai pas la Plata sans avoir gagné enfin l'étoile des braves.La nouvelle île où nous nous trouvons (Jaguary ou des Tigres) est un excellent pays où il ne nous manque que de la viande de boeuf de temps en temps mais nous la remplaçons fort bien par de la viande d'âne qui est, ma foi, fort bonne. Je monte à cheval presque tous les jours. Aussi pourvu que nous restions quelques temps encore ici, je vais me faire un passable cavalier. Je parle l'espagnol comme un vrai fils du pays, aussi sera-ce toujours autant de gagné. Je suis gros et gras au point que ça devient presque ridicule.. J'ai toujours peur de devenir un second Monsieur Bariste. Ensuite j'ai une foule de malades du pays à visiter, pour qui je suis une vrai providence (sans flatterie car il n'y a pas d'autre médecin) et tout cela sert fort à mon instruction aussi bien qu'à mon amusement car mes malades sont parfois de fort jolies clientes et comme, nécessairement, mes visites sont gratuites, elles m'en témoignent beaucoup de reconnaissance. Je chasse toujours beaucoup. C'est une vraie guerre à mort entre les canards et moi. J'ai tué deux cerfs avant-hier. Mais il y a ici que fort peu de perdrix; du reste nos chasses nous fatiguent fort peu car nous chassons à cheval et comme j'ai sept chevaux à ma disposition qui ne me coûtent que la peine de les faire lacer, nous faisons des chasses fort longues et nos chevaux sont toujours disposés. Cependant je donnerai bien tous les plaisirs du pays et bien d'autres encore pour avoir le bonheur d'aller vous embrasser bientôt. Aussi, si vers le mois de janvier prochain il n'y a pas l'espoir ...... d'une expédition sérieuse ou si les demandes précédentes qu'on a faites pour moi au sujet de la décoration étaient accordées, je vais écrire en France au Conseil de Santé pour qu'on m'envoie mon remplaçant, chose qu'on ne peut pas me refuser. Enfin dans un an environ je pourrai avoir le bonheur de vous serrer dans mes bras.
En attendant cette suprême félicité, recevez, mes chers parents et donnez à Mathilde pour moi un million de caresses bien tendres. Votre fils qui vous aime bien.
F. Maurin
Mille amitiés et caresses à la famille Louis Algiary, Mathieu, à mes tantes Jourdan et Mitre. Mes souvenirs à Mr et Mme Truc et à tous mes camarades, Amalric en particulier.