header short

Reçu cette lettre le janvier 1848 Station de Jaguary-Agathe le 5 octobre 1847 Répondu le 9 janvier

Mes chers parents,

 J'ai sous les yeux un rapport du Commandant à l'Amiral qui va sans nul doute l'envoyer au ministre; lequel rapport est à l'effet de demander la croix de la Légion d'Honneur pour votre serviteur , qui a eu le bonheur, non plus de couper bras et jambes, mais bien de sauver un de nos matelots qui se fut infailliblement noyé. Ce rapport m'exalte beaucoup plus que je ne l'ai mérité par un acte aussi naturel que celui de sauter après un homme qui se noie pour tâcher de l'arracher à la mort. Mais enfin, tant de mes camarades ont eu la croix pour peu de choses et le commandant m'a si chaudement recommandé dans son rapport que je suèis convaincu que si quelqu'un poussait un peu à la roue au ministère , il me serait peut-être possible d'atteindre le but de mes désirs . Monsieur Lainé, qui est maintenant en France pourrait peut-être beaucoup d'autant mieux qu'il ne doit pas avoir oublié l'affaire de Perysandre, qu'on pourrait lui rappeler au besoin après sur ce sujet.

Nous sommes toujours dans ce pays dans une drôle de situation politique. On est censé faire le blocus et il passe au moins vingt navires grands ou petits qui vont charger au Blaner et qui reviennent très tranquillement chargés de cuivre se faire expédier à bord. Nous sommes censés en guerre avec les blaners et la poudre que nous brûlons ne l'est qu'en l'honneur des canards et des perdrix. Ah, je me trompe, nous tirons, matin et soir, deux coups de fusil à poudre à la sortie et à la rentrée du pavillon; plus un coup de canon le soir à la retraite. Ce mode de faire la guerre serait très amusant s'il n'était pas si ennuyeux. Il est vrai que les bras et les jambes, voire même les têtes de nos marins ne s'en portent que mieux . Il est vrai qu'en revanche nous avons des nuées d'ennemis fort incommodants s'ils sont peu dangereux. Je veux parler des moustiques, hôtes fort insupportables même pour moi qu'ils ne piquent que point ou fort peu, mais leur musique seule suffirait à faire damner un saint. Nous avons des hommes qui sont malades et couchés par suite de leurs piqûres. Des femmes et des enfants du pays en sont méconnaissables. Il m'est arrivé fort souvent, me promenant à cheval ou chopant un jour de chaleur de les avaler par centaines toutes les fois que j'ouvrais la bouche pour respirer. Il est vrai que c'est , à ce qu'il parait, une nourriture aussi saine qu'abondante, car je me porte comme un charme et deviens gros, mais gros à faire peur. Il est vrai qu'il y a eu en supplément une suffisante quantité de boeuf et de mouton, de gibier, de volailles, d'oeufs, de poissons et de lait, le tout assaisonné de promenades à cheval et d'une certaine dose de bonne humeur assez inaltérable. Malgré tout celà, un observateur assez exercé, comme disent nos romanciers, pourrait apercevoir sur ma figure les traces de mélancolie (parlant toujours même style) , de cette mélancolie, dis-je, qu'on ne peut secouer lorsqu'on est loin de sa famille, de sa patrie. Et voilà deux ans et cinq jours que je n'ai eu le bonheur de vous presser dans mes bras; quand viendra l'heureux jour où je pourrai vous embrasser à mon aise, au lieu de vous transmettre mes baisers par un froid bout de papier, soupirant sans cesse après vos lettres si rares. Enfin, patience, puisqu'il ne peut en être autrement. Si on faisait droit, par hasard, à la demande du commandant et que vous appeniez que je suis décoré, il faudrait que mon père fut immédiatement trouver Monsieur Auban et Monsieur Aubert, pour leur expliquer qu'étant embarqué sur une goelette armée pour rester dans la

ayant deux ans et demi de station dans le pays, j'ai droit à ce qu'on m'envoie un remplaçant et les prier de me l'expédier le plus tôt possible. Et au cas où, comme la goelette appartient au port de Brest, ils ne peuvent pas m'envoyer mon remplaçant, ils me réclamassent comme de leur part ou du moins, qu'ils vous indiquassent les moyens à suivre pour me faire rentrer en France. Ce à quoi, il y aurait pour moi grand avantage, je crois, car une fois rentré en France, décoré, je serai à peu près sûr d'embarquer en qualité de seconde classe auxiliaire , ce qui me ferait une position bien différente. Mais tout celà est pour le cas seulement où je serai décoré. Sinon, tout mon avantage est de rester encore quelques temps dans le pays.

Adieu donc, mes chers parents, à revoir dans quelques mois peut-être. En attendant ce beau jour, recevez les tendres caresses de votre fils qui vous aime.

F Maurin

 

Un million de caresses à ma chère petite Mathilde que je meurs d'envie de voir, à ma tante Thérèse ou à la famille de mes oncles Mathieu et Louis et Alziary ainsi qu'à toutes les autres personnes de la famille. Mes compliments et mes amitiés à toutes vos connaissances et spécialement à Almaric