- Détails
- Écrit par : Jean Arden
Ernest ARDEN
21 février 1840- 5 avril 1904
Représentant à la Marine - Négociant - Agent d'Assurances
Vice-consul du Venezuela 1871 - Vice-consul du Portugal 1882
Consul d'Espagne 1888
chargé du consulat de Turquie 1896
Médaille d'argent du Dévouement - Choléra de 1864
Chevalier d' Isabelle la Catholique 1867
Chevalier du Christ du Portugal 1888
Mérite Naval d'Espagne 1889
Commandeur du Medjidié de Turquie 1893
Commandeur d'Isabelle la Catholique 1901
Commandeur du Lion et Soleil de Perse 1902
Avant-propos
Plusieurs d'entre vous non demandé, à la suite de conversations, de mettre par écrit ce que je leur avais raconté sur notre grand-père Ernest Arden. J'avais envisagé il y a quelques années de rédiger une biographie complète. Elle est commencée depuis 1970 mais ... J'ai donc rédigé, beaucoup de mémoire, la "notice biographique" que voici, destinée à situer le personnage sans entrer dans trop de détails.
D'une part, je suis à la disposition de tous pour préciser où développer un point qui les intéresserait particulièrement. D'autre part, je suis ouvert à toute discussion et prêt à ajouter les détails ou les anecdotes que je ne connais pas et que certains d'entre vous connaissent. Bien qu'il faille toujours se méfier de la tradition orale, il ne faut rien rejeter à priori.
Pour comprendre l'homme et certaines de ces réactions, il est nécessaire de le situer dans la famille et donc de résumer l'histoire de celle-ci. Je commencerai donc par un rapide tour d'horizon sur les ARDEN, puis sur les BOURGAREL.
Bien qu'ayant "réussi" assez rapidement, notre grand-père ne peut pas être accusé d'être un malhonnête homme. Certains semblent penser qu'il n'a pu vivre sur le pied sur lequel il vivait qu'en gagnant de l'argent d'une façon peu orthodoxe. Je crois tout de même que cette opinion est un peu exagérée. Il était très dur, ne connaissait que l'argent, mais il ne semble pas être tombé dans l'illégalité. Disons plutôt qu'il a su profiter de toutes les subtilités légales pour le gagner.
Vous rencontrerez fréquemment des expressions comme : il semble que, peut être, probablement ... Je n'ai affirmé que ce que je sais être sûr Dans les autres cas, et ils sont fréquents, j'ai ajouté une de ces expressions, surtout lorsqu'il s'agit d'une appréciation, d'une opinion personnelle, d'une estimation faite à partir d'autres données plus ou moins sûres.
J. Arden
Erratum. Vérification faite, la Société en nom collectif E. Arden et Cie a été créée au capital de 60000 francs, Ernest a apporté 35000 et Laville 25000. Ceux qui furent les créanciers de 1904 ont" placé" de l'argent chez Ernest comme chez un banquier.
I
Les ARDEN
La famille ARDEN, en France, tire sur son origine d'un certain Guillaume ARDEN, "anglais de nation" dit l'arbre généalogique, venu sur le continent européen, fuyant en Angleterre les persécutions d'Elisabeth 1er contre les catholiques, à la fin du 16e siècle. Il faisait vraisemblablement partie de la famille ARDEN connue en Angleterre de façon certaine depuis 1080, et de façon plus aléatoire, depuis bien avant 1066 (date de la conquête de l'Angleterre par les normands). Il serait un des 5 fils de Thomas ARDEN et le cousin issu de germain de la mère de Shakespeare (les recherches continuent sur ce point). Son fils se marie dans les Pays-Bas espagnols et son petit-fils nait à Dunkerque en 1631. À partir de celui-ci, nous avons la filiation complète.
Dans le courant du 18e siècle, les ARDEN : Jacques-Everard puis Pierre Jacques Joseph sont apothicaires (pharmaciens) à Dunkerque. Ce dernier épouse la fille d'un autre apothicaire, Jeanne Pétronille EMERY, en 1774. Son fils aîné, Pierre Jean Nicolas, né le 7. 9. 1776, devient "chirurgien" de Marine (médecin). Il navigue de 1794 à 1803. Fait prisonnier par les anglais le 8 juillet 1803, il est, dit la tradition familiale, enfermé sur les pontons anglais (célèbres à la suite des guerres de Napoléon mais un peu oubliés maintenant) et reconnu par un membre de la branche anglaise de la famille qui le fait libérer sur sa promesse de ne plus reprendre les armes contre les Anglais. Ce membre de la famille serait Charles Georges Perceval, baron ARDEN, et frère de Spencer PERCEVAL qui fut premier ministre et assassiné dans les couloirs du Parlement en 1809.
Je ne comprends pas pourquoi ce Charles Georges PERCEVAL porte le titre de baron ARDEN depuis 1770, alors que la famille ARDEN existait depuis avant 1066, existe toujours en 1985, répartie en Angleterre, Canada, Australie et Nouvelle Zélande, et semble n'avoir jamais rien eu en commun avec les PERCEVAL. Mes recherches continuent sur ce point aussi.
Pierre Jean Nicolas reçoit alors dès le 3 décembre 1803, un poste à terre, à Boulogne puis à Etapes, où Napoléon fait construire des bateaux pour l'armée réunie au camp de Boulogne et destinée à envahir l'Angleterre. Fin 1804, le projet est abandonné et notre ancêtre est envoyé à Anvers, alors chef-lieu du département français des Deux-Nèthes. Il est chef du service Pharmacie de l'Hôpital d'Anvers, où il donne toute satisfaction à ses supérieurs et en reçoit des notes élogieuses. Malheureusement pour lui, en 1814, Anvers est rendu aux Pays-Bas, plus espagnols, mais pas encore séparés de la Belgique. Il reste 6 mois en demi-solde, peut être bien comme suspect d'être un suppôt du régime de l' Usurpateur (les Bourbons désignaient ainsi Napoléon), et début 1816, on l'envoie à Toulon, où il s'installe définitivement. La tradition familiale disait qu'il était venu à Toulon à cause de sa promesse de ne plus reprendre les armes contre les anglais. C'est faux. Il est venu à Toulon fort probablement parce que c'était là que se trouvait vacant un poste correspondant à son grade et à ses notes. Cela eût pu être aussi bien Brest ou Cherbourg et nous ne serions pas là pour le raconter ...
Pierre Jean Nicolas termine sa carrière le 9 2 1841, mis à part la retraite à 65 ans. Sa femme, Élisabeth Cécile Antoinette REVEU, meurt le 3 janvier 1844. Et le 28 avril 1845, Pierre Jean Nicolas, âgé de 68 ans, épouse Victoire Marthe Antoinette LAMBERT, âgée de 32 ans (et qui fut peut être bien la domestique de sa maison du temps de sa première femme). Il lui fait un enfant, né le 28 septembre 1846. Mais il est mort entre-temps le 18 avril 1846. Ce fils, Marius Elzear Rémi, meurt en mer le 15 janvier 1872, sur le transport "la Sarthe" quelque part en Mer Rouge,à 150 km environ du Détroit de Bab el Mandeb. Jusqu'à plus ample informé, il ne s'est pas marié et il n'a pas eu d'enfants.
De sa première femme, il a eu 3 enfants : une fille, Adèle, née en 1799 et morte en bas âge . Pierre Philippe, notre arrière-grand-père et une autre fille, également prénommée Adèle, née en 1810 à Anvers et mariée en 1828 à Toulon à Thomas Désiré GUENIER. Pierre Philippe épouse le 2 avril 1834 Marie Élisabeth Antoinette Rose Delphine BOURGAREL que l'on appelle couramment par le dernier de ses prénoms Delphine.
Les BOURGAREL
Les BOURGAREL sont originaires des Basses-Alpes, du petit village de La Garde à 7 km de Castellane sur la route de Grenoble à Nice, baptisé ultérieurement Route Napoléon (je pense que tout le monde sait pourquoi) . Ce sont des paysans. Mais vers 1800, les 2 frères, Jean Baptiste, né en 1769 et Pierre, né en 1774 quittent leurs misérables champs pour aller à la ville faire du négoce. En 1809, promotion importante, ils épousent les 2 filles d'un haut magistrat, Louis-François MEIFRET, lui-même époux d'une femme au nom ronflant: Marie-Antoinette de TASSIS du POIL. Malgré cela, elle n'est pas noble. Il était courant alors que des bourgeois achètent les droits seigneuriaux sur une terre ou un village, et ajoutent à leur nom celui de leur seigneurie. Ils en profitaient aussi pour ajouter la particule "de" à leur nom de famille. Mais le père de Marie-Antoinette ne se serait appelé pour l'état civil actuel que TASSIS tout court. Seul un de ses oncles Jean TASSIS ou TAXIS ou TAXIL fut ennobli par charge de secrétaire du roi le 7 décembre 1709, mais il n'a pas eu de descendance.
Peu après ce mariage à Aix, les 2 frères viennent à Toulon s'installer marchands drapiers. L'aîné, Jean Baptiste, y restera. Son frère Pierre part s'établir à Marseille en 1848 ou 50. Ces fils de cul-terreux sont éblouis par leur rapide ascension. Ils ont la mentalité des "parvenus", des "nouveaux riches". Rien ne compte pour eux que l'argent, et la respectabilité. On a des principes moraux, etroits, étriqués même, issus de la religion catholique la plus mal comprise et on ne transige pas avec. De 1815 à 1865, toute l'histoire de la famille sera dominée par ce puritanisme; Marie Antoinette de TASSIS et sa fille Rose, épouse de Jean Baptiste, sont des maîtresses-femmes et font marcher leur monde à la baguette. On a bien l'impression par contre que les ARDEN sont un peu bohèmes, en tout cas pas très regardants. C'est probablement là qu'il faut chercher l'explication de l'ostracisme dont a été victime la sœur de Pierre Philippe. Adèle s'est mariée à 18 ans avec un lieutenant d'infanterie. Il est de surcroît franc-maçon et fils d'instituteur; sa signature au bas de l'acte de mariage ne laisse aucun doute là-dessus. Il a donc dû refuser de passer devant Monsieur le curé pour son mariage. Quelle horreur! Pierre Philippe doit être "bien brave homme" et sa belle mère et sa femme doivent le mener par le bout du nez . Les hasards des garnisons ont dû également tenir Adèle et son mari éloignés de Toulon. Qu'elle se fasse oublier ce sera tant mieux, doivent penser les BOURGAREL. C'est au point que lorsque vers 1910, notre tante Delphine (Tadé) essaye de dresser un tableau la famille, elle mentionne uniquement son prénom Adèle, sans date de naissance, ni de mariage, ni mention de la naissance de sa fille.
Le fils aîné de Jean Baptiste ,Ernest, fonde en 1837 la maison de représentation auprès de la Marine; mais il n'est pas uniquement représentant il est aussi "négociant" .Il fait des affaires pour son compte personnel. Il meurt prématurément en 1851? à 40 ans, et son frère cadet Adrien lui succède. Adrien a un sale caractère. Il est odieux avec sa famille, mais il semble bien s'effondrer le jour de la mort de sa femme le 20 décembre 1805.
Les militaires sont tenus en mépris: ils se font tuer pour défendre le portefeuille des négociants, mais ils gagnent en un an ce que ces derniers gagnent en 2 mois, voire en un mois et Pierre Philippe, au moment de son mariage, est "commis des subsistances entretenu" et gagne ... 1400 francs par an. Il n'a pas encore de galon sur les manches, il ne fait pas encore partie du corps des commissaires de la Marine. Cela ne viendra qu'en 1846. La lettre de Delphine à sa mère, outre une jalousie latente, montre bien qu'elle se débat dans une demi misère et que la contraception a encore quelques progrès à faire ! on ne connaît même pas encore le mot !
Nous arrivons enfin à celui qui nous intéresse.
Ernest ARDEN est né le 21 février 1840, 3ème enfant et 1er garçon de Pierre Philippe ARDEN et de Delphine BOURGAREL et qui en feront 11 en 19 ans, sur lesquels 4 seulement ont eu et ont encore de la descendance : Marie Eugénie, épouse d'Auguste Laville, Frédéric, époux de Marguerite COTTIN ,Delphine épouse de Albert BERNARD. Il fait ses études au lycée de Toulon et son père obtient pour lui une demi bourse dont il profite de 1851 à 1854. Il a alors 14 ans et on a besoin de manger à la maison. On le place en apprentissage chez son oncle Adrien BOURGAREL. Celui-ci ne lui ménage pas les critiques et les sarcasmes, souvent immérités( voir là-dessus la note et la lettre de M. TROUVAT). Il fait des affaires pour son compte dès 19 ans, gagne quelque argent ,le perd, forme le projet de quitter son oncle et va le mettre à exécution quand la femme d' Adrien Joséphine BELANGER meurt à 40 ans le 20 décembre 1865. Le coup semble très mal encaissé par Adrien qui du jour au lendemain ou presque (en 4 mois) se décide à céder ses affaires à son neveu Ernest, sauf le consulat d'Espagne. Ernest entre-temps a reçu la médaille d'argent du dévouement pour son action pendant l'épidémie de choléra de 1864. Il paraîtrait qu'il s'en protégeait en buvant 1 l de rhum par jour .
Je crois devoir insister ici sur une précision: Ernest ne part pas de rien et ne fait pas fortune malhonnêtement. Ils fondent une société un peu difficile à concevoir dans le cadre rigide actuel. La première loi sur les sociétés ne date que de 1867. Le 1 mai 1866, Ernest fonde une société en nom collectif dont les règles étaient un peu différentes de celles de ce type actuellement. Il la baptise E. ARDEN et Cie . Il a un associé Auguste Laville, qui deviendra son beau frère en 1871 et il emprunte de l'argent à quelques personnes autour de lui, un peu comme s'il émettait des actions. Son capital est de 60000 francs. Les principaux bailleurs de fonds sont : l'oncle Adrien Laville et quelques autres personnes de son entourage. La société est fondée pour 5 ans renouvelables et renouvelés régulièrement tous les 5 ans jusqu'en 1891 où elle est prolongée pour 10 ans. Mais Laville est prisonnier. Il ne peut plus s'en aller et doit supporter Ernest qui est plus son patron que son associé, et il le fait de plus en plus difficilement. Il accepte pourtant le renouvellement de 1891, bien que sa femme soit morte en 1890 et qu'il se sente tenu à un peu moins d'égards vis-à-vis de son beau-frère. En 1898, la dispute éclate au grand jour et Laville exige la dissolution anticipée de la société qui devient effective le 31 décembre 1899 au lieu de 1900. Laville est débarrassé de la dictature d'Ernest mais la dispute continue et n'est pas terminée à la mort d'Ernest en 1904. La tradition familiale prétend que Laville ,aidé du principal employé de la maison : GEORGES, aurait soudoyé les domestiques d'Ernest pour que ceux-ci l' empoisonnent à petit feu en mettant de l'arsenic dans ses aliments. Il n'y a évidemment aucune preuve ni trace écrite. Il paye régulièrement les intérêts à ses bailleurs mais ceux-ci tirent aussi traites sur lui. Sans émettre de carnets de chèques, il fait un peu de la banque, ce qui est formellement interdit aujour'hui. Ce sont ces bailleurs de fonds qui constituent les créanciers au moment de son décès pour la somme, considérable pour l'époque de 300000 francs. C'est grâce à leur compréhension,au fait qu'ils n'ont pas réclamé leur capital tout de suite et même quelquefois fait cadeau des intérêts que mon père a pu démarrer dans la représentation à la Marine alors qu'il n'avait que 18 ans et que notre grand-mère n'était que très sommairement au courant des affaires .
Mais revenons à Ernest.
L'oncle Adrien a gardé le consulat d'Espagne, dont Ernest s'occupe beaucoup. En 1867, il est nommé chevalier dans l'ordre de Isabelle la Catholique pour services rendus à la cause espagnole. iI n'a que 27 ans. Il sera plus tard officier puis commandeur.
En 1869, il écrit à un fondé de pouvoir de la maison POWELL de Londres, fournisseur de viande en conserve à la Marine, pour lui demander de poursuivre les recherches entreprises par sa mère en 1862 sur la succession de Charles George PERCEVAL, baron ARDEN. En 2 semaines, ce M. PARROT découvre que CH.G. PERCEVAL,mort en 1840, "président de l'Amirauté Anglaise" (sic), a laissé un testament remarquable tant par sa longueur (il estime qu'il faut huit heures pour le lire) que par les clauses qu'il contient. La dernière lettre de M. Parrot indique tout simplement que Charles Georges PERCEVAL a laissé un fils âgé de 75 ans qui a joyeusement dilapidé l'héritage depuis 1840 : il paraît, mais ce n'est pas écrit, que Charles Georges aurait pensé à quelque chose pour le pseudo cousin de France qu'il avait fait libérer, mais il fallait émigrer en Angleterre et de plus devenir protestant. Dans la famille, les circonstances ont changé. Delphine, la mère d'Ernest, n'est plus la mendiante de 1852 ; son mari est à la retraite en 1867 avec un grade équivalent à celui de commissaire en chef de 2e classe actuellement (5 galons panaché) . Ernest gagne de l'argent et peut éventuellement aider ses parents. Frédéric est entré à Navale en 1867. Après tout, l'héritage anglais est moins nécessaire et après ces quelques lettres de juin 1869, on n'en entend plus parler. Seule notre tante Marie (Tati) a prétendu un jour que "les anglais"" avaient repris contact avec Ernest vers 1895-1900. Je n'ai pour l'instant rien retrouvé d'écrit à ce sujet.
Lorsqu'éclate la guerre de 1870, Ernest part pour Paris, où il pense faire des affaires plus lucratives avec le Ministère de la Marine. Il n'est pas mobilisable en qualité de vice-consul du Venezuela : de fait, lorsque la maison Powell se fait tirer l'oreille pour livrer les conserves à la France en guerre (qui payera et quand ?), Ernest trouve la solution : la banque Rothschild, et tout de suite, le frère de Paris reçoit l'argent du ministère de la Marine et prie son frère de Londres de payer Powell !
Mais les événements militaires tournent au désavantage de la France et de Toulon, on voit les choses très tragiquement. Tous lui écrivent ou lui télégraphient pour le supplier de revenir. Il traîne encore une semaine et ne rentre que le 12 septembre. Entre-temps, il a dîné un soir avec son oncle GUENIER. Pourquoi dit il son oncle ? sa tante Adèle, la sœur de son père est elle déjà morte ? Elle a en tout cas une petite fille, également prénommée Adèle, qui écrira 20 ans plus tard à Ernest pour lui demander un peu d'argent pour la dépanner.
Fin 1870, il est appelé quand même. Comme on manque de cadres, il est immédiatement bombardé dans sa "spécialité": sous-intendant de 3e classe. On lui donne un bel uniforme avec 2 galons et il part pour l'armée de la Loire, via Bordeaux. II y reste du 18 janvier au 29 mars 1871. Lorsqu'on annonce à Toulon son retour de l'armée, le bruit court, parait il, sous cette forme: "Mesdames, gardez vos poulettes à l'abri, le bel Ernest revient". Lequel bel Ernest est un homme de 30 ans, mesurant 1m74, déjà bedonnant et dont le poids doit avoisiner les 85 kilos (voir sa photo en uniforme). Contrairement à la mode du temps, qui voulait que l'on porte la barbiche en pointe comme l'empereur, il porte la barbe en carré. Courant 1871, il part faire un voyage en Espagne. Il y reste plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Il y fait des affaires, bien sûr, en particulier avec un certain Juan de Mesa ,avec lequel il reste en relation jusqu'à la mort de ce dernier en 1883. Mais il fait aussi "ses" affaires et là, il est à la limite de la correction: pour mettre la fille dans son lit, il promet à la mère de la marier. Il passe du bon temps avec la fille, la met enceinte, puis rentre en France quand le travail le demande, sans plus se soucier de sa promesse de mariage. La mère furieuse le relance pendant 2 ans. Peut être n'a-t-il pas complètement abandonné ce petit batard car 25 ans plus tard, il est toujours en relation épistolaire avec une certaine Pépa qui ne cesse de l'assurer de son amour. Je crois qu'il a envoyé de temps en temps de l'argent. C'est aussi l'époque où à Toulon, il fréquente non seulement des jeunes gens de son rang et de son âge: autres négociants, officiers mais aussi des poètes ou des artistes de tous âges et un peu bohème, tel un certain TISANE qui lui offre des copies de ses œuvres. Avec les premiers, il participe à des repas au château de Dardennes, qui nous paraissent aujourd'hui absolument pantagruéliques: 3 entrées, 5 ou 6 plats de poisson, gibiers, viandes, avec chacun son vin, plus les fromages, les desserts, le café, les liqueurs. Ils devaient se mettre à table à midi pour en sortir à 10h du soir, peut être même pas du tout : ils devaient rouler sous la table et y "cuvaient" jusqu'au lendemain matin !!
En 1876, nouvelle aventure avec une fille de Marseille. Quand elle lui dit qu'elle est enceinte, il cherche un médecin pour la faire avorter . L'opération a probablement réussi, mais Ernest profite qu'il a fallu s'adresser à un médecin "marron" pour le faire "marron" à son tour pour de bon: il refuse de le payer en totalité, prétextant qu'il a forcé la note. L'affaire traine pendant 4 ans et ne se termine qu'en juillet 1880, 2 mois avant le mariage de Ernest: soucieux de se présenter devant sa fiancée sans fil à la patte, il finit par transiger avec environ la moitié de la somme qu'il devait encore .
Fin 1879 ou début 1880, des amis communs, Mr et Madame Moursou l'ont mis en rapport avec la famille du docteur François Maurin, ancien médecin de Marine, retourné dans le civil dans le pays de son enfance: le Luc. Il est né au Muy, où son père était pharmacien. Il s'est marié en 1854 avec Apollonie Audibert, de la Garde-Freinet. C'est elle qui fait marcher la maison avec la culture des vers à soie. Lui est tellement brave que le nombre de ceux qui payent ses consultations est de plus en plus réduit ! Mais il fait une communication à l'Académie des Sciences sur les vertus des eaux de PIOULE ( à 1 km au sud du Luc) et les faire reconnaître officiellement comme Eaux Minérales naturelles. A ses copains de bamboche qui lui demandent s'il épouse une "oie blanche", il répond sans rire par l'affirmative. Claire Maurin a 25 ans, lui 40. Il semble qu'il l'ait aimée au moins sincèrement sinon profondément. Il ne paraît pas avoir été homme à s'attacher longuement. Leurs correspondances sont significatives: les 4 ou 5 premières années, c'est Claire chérie,ma colombe aimée... les cinq années suivantes, c'est : ma chère Claire, et plus tard, un "ma bonne amie" un peu condescendant, sinon dédaigneux !
En affaires, il touche à tout. Outre la "représentation" pure à la Marine, par laquelle il fournit des produits industriels, des machines, des chaînes, des bois d'Italie, de Russie, de Finlande, des denrées périssables ou non : blé, sucre, conserves, vin,... il fournit lui-même certaines choses et trafique tout à fait en dehors de la Marine.
Il achète, loue puis revend des maisons : une nouvellement construite près du boulevard de Tessé ,en haut de la rue Chalucet actuelle, à côté du Béal . La "villa des galeries" au Mourillon, ainsi appelée à cause de ses balcons du côté sud, ce qui la rend facilement identifiable du côté du large, et où quelques-unes de ses locataires ont peut être été des "petites alliées" avant la lettre. Sa sœur Adèle s'occupe de la comptabilité des loyers; elle sera son employée au bureau la plus grande partie de sa vie.
Vers 1881 ou 82, il participe à la fondation de la première société des "Chaloupes à vapeur de la Seine à Toulon". Depuis 1879, en effet, il est propriétaire sur la commune de la Seyne d'un terrain sur le versant nord de la colline de l'Eguillette : le Bois-Sacré. Il y fait construire une maison dans le style de l'époque : cinq fenêtres de façade, 5 mètres de plafond au rez-de-chaussée, 4 au première étage, un couloir d'entrée central entouré de 2 grandes pièces de 25 à 30 m² chacune. Le 2nd étage est en partie mansardé et plus bas de plafond. Il a son bateau et fait la traversée du Bois- Sacré à Toulon dans le même temps qu'il lui faudrait pour aller à pied à la Seyne prendre le "roulé" à chevaux, le prédécesseur du tramway. La société des Chaloupes périclite, est reprise, transformée et aboutit à la Société des Bateaux à Vapeur que nous avons connue jusqu'en 1955 ou 56.
Au début des années 1880, il est en relations avec Madame Roselyne du PERRON, née VALAVIEILLE pour l'exploitation de la Ressense. Il existe encore en 1985 un chemin de la Ressense au quartier de la Palasse, vers la rivière des Amoureux et l'ancienne gare du Sud-France dite" les Ameniers". La ressense est le traitement des résidus des moulins à huile : théoriquement, on met les grignons dans l'eau chaude pour en tirer encore une huile; en fait, après cette opération, on comprime les grignons en briquettes pour en faire du combustible.
Vers 1888, le consulat d'Espagne, dont il est enfin titulaire en octobre 1888, se développe considérablement avec la commande passée par l'Espagne aux Forges et Chantiers de la Méditerranée du cuirassé PELAYO, puis de l'envoi de divers navires pour réparation. Le commandant du PELAYO est le capitaine de vaisseau CERVERA ( Y TOPETE), un homme de valeur et en même temps un brave homme sans prétention, aimable, affable. 10 ans plus tard, promu amiral, il conduira à la mort l'escadre espagnole lors de la guerre contre les États-Unis (1898). Convaincu de l'inanité et de l'inutilité de cette guerre, il a laissé en partant à Ernest une copie de ses échanges de correspondance avec le ministère de la Marine, en lui demandant de bien vouloir, s'il mourait au combat et si l'on essayait de lui faire porter la responsabilité de la défaite, ressortir tous ces documents prouvant qu'il n'a fait qu'obéir, après avoir fait la récapitulation de ses forces et démontré que la campagne ne pouvait aboutir qu'à un désastre et ainsi défendre sa mémoire devant l'histoire. Cette précaution s'est avérée heureusement pour lui inutile. Le désastre a bien eu lieu mais l'amiral Cervera est mort dans son lit quelques années plus tard et la Marine espagnole ne lui en a pas tenu rigueur; bien au contraire, puisque son nom a été donné à un des premiers croiseurs construits après la guerre de 1914.
La présence des officiers espagnols à Toulon amenait pas mal de remue-ménage dans la maison Arden, et notre grand mère avait fort à faire pour nourrir tout ce monde qu'Ernest invitait à toute heure, impromptu . Sans compter les grands dîners officiels. La petite histoire raconte qu'un soir de 1894 ou 95, la dernière fille d'Ernest, prénommée Louise (et devenue Louise Bourgarel) devait aller se coucher. Pour décharger notre grand-mère, l'amiral de la Mata lui-même est allé la déshabiller et la mettre au lit. Le PELAYO est un très en service en 1891 ou 92, mais l'Espagne a continué à envoyer des navires se faire réparer au F.C.M. de la Seyne jusqu'en 1898. L'archevêque de Carthagène est même venu jusqu'à Toulon assister à une fête à bord d'un de ces navires. Mon père a raconté que, juste après la déclaration de guerre entre l'Espagne et les États-Unis, un bateau, dont les réparations venaient d'être terminées à la hâte en remplaçant les canons en acier pas encore prêts par des canons en bois, a reçu à Chambord l'archiduc Jean d'Autriche qu'il a fait sortir des eaux territoriales françaises et conduit en Espagne sous pavillon autrichien pour dégager la responsabilité de la France qui aurait dû l'empêcher de partir s'il avait été sous pavillon espagnol. ( le seul inconvénient est qu'aucun archiduc d'Autriche se prénommant Jean n'était vivant en 1898).
Il racontait aussi que les préliminaires de paix avaient été signés dans le bureau de notre grand père, 39 rue de la République, entre M. Navarro REVERTER, ministre des Affaires Etrangères d'Espagne et le chargé d'affaires des Etats-Unis. Il conservait un certain porte-plume en argent qui aurait servi à cette signature. Mais il ne m'a jamais précisé lequel des deux porte-plume en argent conservés dans son tiroir était le bon.
En août 1882, il avait été nommé vice-consul du Portugal et il est chargé du consulat de turquie en 1896 (probablement grâce à son cousin Ernest BOURGAREL, ambassadeur en Turquie !)
Vers 1890, Ernest achète le fort de Bandol, vendu par les Domaines après déclassement, pour en faire un lotissement. En 1904, rien n'était fait encore et il cherchait à le revendre depuis plusieurs années. Mon père prétendait que, par l'acte d'achat, Ernest était devenu titulaire de la seigneurie de Bandol et que, cette clause n'ayant pas été reproduite dans l'acte de vente de 1905, lors de la vente des biens au tribunal, nous étions toujours seigneurs héréditaires de Bandol ! il n'y a rien d'écrit nulle part ...
Ernest était également, en dehors de sa société, agent d'assurances, de même que Laville de son côté. Mais lorsque Laville commit une faute en réassurant un client sans déclarer à la nouvelle compagnie que cette police remplace une assurance résiliée après un sinistre, ils sont condamnés solidairement. L'affaire traîne jusqu' après 1904.
En 1889, il se rend adjudicataire de la concession du comblement del'Anse de Brégaillon. Le contrat prévoit qu'il remblaiera la mer, peu profonde et quelquefois nauséabonde en cet endroit, sur environ 100 M de large le long de la route de Toulon à La Seyne, à peu près rectiligne sur 400 M, sensiblement nord sud. Il devra créer, en bordure de mer, un boulevard bordé d'arbres. Ce dernier n'a jamais été réalisé mais il a été en butte aux récriminations des riverains du côté ouest de la route, sous le prétexte que le comblement empêchait les eaux de pluie de s'écouler. Le problème est surtout sensible au sud, au croisement des routes de la Seyne, de Six-Fours et de la gare de La Seyne. Pour avoir la paix, il rachète le "triangle Fugayron". Mais la mairie de La Seyne lui reproche aussi de ne pas avoir réalisé certains canaux ou drains prévus sur le plan.
Les matériaux aptes à combler se faisant rares, il achète une partie de la colline de Brégaillon ety ouvre une carrière, dans une direction assez précise : celle de la gare de La Seyne. Il a en effet dans ses cartons un projet des F.C.M. à la voie ferrée par un embranchement particulier qui devrait franchir la colline en tranchée et ensuite traverser le comblement. Pendant 15 ans, il se battra sans résultat pour obtenir l'accord des Chantiers. La voie ferrée sera créée par les Chantiers eux-mêmes et inaugurée en 1912 seulement. Enfin, ce comblement, dont il espérait beaucoup, ne lui rapportera rien de son vivant sinon des tracas. Par contre, il aidera ses héritiers.
Vers 1900, l'aviation naissante fait courir les foules. Un certain Monsieur de ONFFROY de VERNEZ vient lui demander de lui louer une partie de ce grand terrain plat pour y organiser ce que l'on appelle aujourd'hui un "meeting d'aviation". Aviation est prématuré, car les avions ne volent pas encore; c'est "aérostation" qui convient : des ballons plus ou moins captifs doivent donner le baptême de l'air aux badauds. C'était compter sans les autorités militaires et maritimes : Toulon est camp retranché et l'on ne badine pas avec les exigences de la Défense Nationale. Elles prient donc M. ONFFRY (et non de ONFFROY) d'aller remuer les foules un peu plus loin. Du coup, dans la famille, il ne fut plus connu que sous le surnom de "le Ballon Dégonflé".
Les terrains de Brégaillon commencèrent à se vendre vers 1910, et les premières grosses rentrées d'argent en provenant servirent à finir de rembourser les 300.000 francs de passif laissés par Ernest, plus une ou 2 autres hypothèques.
Toujours dans les années 1888-95, il est lui-même bailleur de fonds d'un ferronnier serrurier, Justin GOIRAND. Les premières années, il paye les intérêts et rembourse régulièrement. Puis vers 1892, viennent les difficultés. Les remboursements se font irréguliers et cessent en 1894. Ernest discute quelques temps avec GOIRAND puis ,en désespoir de cause, l'oblige à déposer son bilan. A l'heure actuelle, on dépose le bilan de sa Société, on laisse tomber les créanciers, on change le nom de la Société et on recommence. C'est presque un titre de gloire d'avoir été en faillite plusieurs fois. A cette époque là, un homme déclaré en faillite était déshonoré : un grand nombre parmi les faillites ne trouvait de solutions que dans le suicide Goirand ne va pas jusque là , mais il en meurt cependant de chagrin 2 ans après. Je me souviens être allé voir au Brusq avec l'oncle Victor Infernet une Madame QUIN, âgée de 75 ou 80 ans, petite fille de Justin Goirand, qui ne nous a pas maché ses mots en nous disant qu'Ernest ARDEN était un assassin, responsable direct de la mort de son grand père.
Une autre personne, vers 1898, lui a écrit pour lui reprocher la même chose : le rendre responsable de la mort de son mari pour l'avoir "étranglé" financièrement.
Goirand avait des biens au soleil : une maison à Toulon, 2 maisons à Marseille, boulevard National et à la Belle de Mai, une propriété à Vitrolles. On vend au tribunal et Ernest est déclaré adjudicataire comme étant de loin le plus gros créancier. Il reçoit aussi, mais nous n'avons pas encore pu élucider comment, le terrain de Vitrolles, pour lequel il agit en propriétaire avant la vente au tribunal...
À plusieurs reprises, il s'est inquiété de l'avancement de son jeune frère, Frédéric, entre à l'Ecole Navale en 1867. Il comptait parmi ses amis un officier de Marine, devenu plus tard amiral : Richard-Foy. Celui-ci étant en poste au ministère vers 1890, il lui écrit pour lui recommander Frédéric. Richard-Foy lui propose de le parrainer pour la Légion d'honneur . Curieusement, Ernest fait montre d'un orgueil mal placé: pour la recevoir, il faudrait qu'il la sollicite... et il refuse de faire cette démarche !: "si je la mérite qu'on me la donne mais je ne la demanderai pas".
Il a aussi trempé dans le "serpent de mer" de Toulon : l'avenue de la Rade et la rénovation du centre-ville. Son projet était d'ouvrir 2 grandes rues parallèles dans le sens est-ouest : la rue du Commerce et la rue de l'Industrie , par élargissement et prolongement de la rue Jean Jaurès actuelle, et l'élargissement et la rectification de la rue du Canon pour la faire passer devant la Cathédrale. Une grande avenue nord-sud, du Théâtre au Quai, aurait été la "Rue de l'Avenir". Le premier projet est de 1875 : il y en eut 2 ou 3 jusqu'en 1914. Escartefigue reprit l'idée en 1936. La construction de la "muraille de chine" du quai en 1950 a .... jeté à la mer tous ces beaux projets.
Dans le cadre de ses affaires avec la Marine pour son compte personnel, il faut citer l'atelier de fabrication des bonnets et chemisettes de marins, situé quai du Parti où il emploie 5 ou 6 femmes, et l'entreprise des camionnages de l'Arsenal.
Jusqu'en 1945, la Marine exigeait que les fournisseurs apportent eux-mêmes jusque dans ses magasins les marchandises commandées. Le chemin de fer, lui, exigeait que l'on vienne chercher la marchandise sur ses quais. D'où la nécessité impérieuse pour les fournisseurs d'avoir quelqu'un sur place pour s'occuper du transit. Et Ernest, tant qu'à faire, crée son entreprise de transports et loue éventuellement ses services à ses collègues représentants. Un temps, il est même adjudicataire auprès de l'Arsenal de ces transports et tout le monde passe par lui . Un autre trait significatif de son caractère à ce sujet : mon père racontait (avec une certaine fierté dans la voix en plus !) qu'il avait vu son père ,Ernest, un jour où les camionneurs s'étaient mis en grève et étaient montés à son bureau avec des intentions belliqueuses, en attraper un par le fond du pantalon, le tenir au-dessus de la cage d'escalier et lui dire "vous reprenez tous le travail ou bien je te laisse tomber?"
Une autre fois, par contre, il rentrait en voiture de la Seyne au Bois Sacré et mon père était venu au-devant de lui en vélo ; pour une raison indéterminée, il est tombé près du cheval, celui-ci a fait un écart, et la roue de la voiture a failli lui passer dessus. C'était à proximité des Chantiers : attroupement immédiat ,cris, injures:" vous le voyez ce sale bourgeois avec sa voiture, ils écrase les pauvres gosses" Ernest de se lever pour leur répondre: " le sale bourgeois, il est encore plus emmerdé que vous, parce que le gosse sous la voiture, c'est son fils".
Ernest a changé de domicile plusieurs fois: lorsqu'il a repris les affaires de son oncle, il est resté dans le même local, au rez-de-chaussée du numéro 29 de la rue Royale (devenue Nationale puis Jean Jaurès). La maison était en face de l'avenue Vauban prolongée; détruite pendant la guerre, elle vient d'être reconstruite par la mairie de Toulon. Il acheta ensuite (peu avant 1880 ?) le 113 cours Lafayette où était son domicile et y transporta le bureau : celui-ci était au premier, son appartement au 2nd, ses parents au 3e. Le 4e était loué. C'est là qu'est morte sa mère, Delphine Bourgarel, le 5 mai 1881, à 63 ans. Peu après, son père émet la prétention de se remarier, avec une certaine veuve PIECHE, qui habitait le 4e. Se souvenant du remariage de son grand-père en 1845 ,Ernest le prend très mal et signifie à son père que s'il se remarie, il devra trouver un autre logement : il lui fait même signer un papier par lequel il promet que jamais sa 2nde femme ne vivra dans l'appartement où est morte la première. Peu de temps après, Pierre Philippe abandonne son projet et fait retirer les bancs qui avaient été publiées en Mairie. Il semble d'ailleurs avoir été déjà à cette époque d'une santé déficiente: les papiers ne sont pas écrits de sa main, il les a seulement signés, et d'une main mal assurée. Il n'avait pourtant que 74 ans. Il a vécu encore 6 ans.
Vers 1893, Ernest quitte le Cours Lafayette pour s'installer avec sa famille dans un appartement dont les fenêtres donnent sur la mer, au numéro 39 de la rue de la République, puis en 1902, nouveau déménagement pour s'établir au numéro 11 de la même rue, que nous avons connu. Il vend la maison du cours et n'est plus que locataire au 39 comme au 11 rue de la République.
Ernest n'était pas très porté sur la religion. Il a été baptisé et a fait sa première communion. C'est à peu près tout. Sa femme était catholique pratiquante et il n'a fait aucune difficulté lorsque elle a voulu mettre leurs enfants dans des établissements libres. Il a toujours payé les pensions avec exactitude. Il rendait même des services aux Dames de sainte Clotilde, dont ses filles fréquentaient le Pensionnat du boulevard Duployé : si nécessaire, il prêtait un cocher ou un cheval pour dépanner le "roulé", l'omnibus qui faisait le ramassage scolaire...pardon : qui conduisait ces demoiselles au Pensionnat. Même parmi celles habitants Toulon, nombreuses étaient les pensionnaires cependant, à cause justement des moyens de locomotion aléatoires et de la longueur des trajets. En 1901, il n'a fait aucune difficulté pour les envoyer à San Remo où s'était réfugiées les religieuses chassées de France. En 1904 ,racontaient ses enfants, il a tenu ,quoique malade, à faire le voyage de San Remo pour assister à la première communion de ses 2 dernières : Marguerite et Louise. Il ne voulait pas qu'il soit dit qu'il avait manqué cette cérémonie pour 2 de ses enfants. Elle lui a été fatale. Sur la route du retour, il s'est arrêté au Luc dans la famille de sa femme et il est mort le 5 avril 1904.
Avant de conclure, une anecdote encore qui tendrait à montrer la façon peu rationnelle de s'habiller en ce 19e finissant : jusqu'à la guerre de 1939 ,et surtout avant la guerre de 1914 ,les approvisionnements de l'Arsenal en grosses quantités, tels que les bois, les cordages, les farines... se faisaient par adjudication : un appel d'offres était publié dans divers journaux et tous les fournisseurs pouvaient soumissionner. L'ouverture de ces offres se faisait en public, dans une grande salle de l'hôtel de l'intendance, sur la place du même nom où il est encore à l'heure actuelle, le mercredi de chaque semaine à 2h00 de l'après-midi (on ne disait pas encore 14h). La séance était présidée par le Commissaire Général directeur du Commissariat en 5e région maritime (avant 1914). C'était un personnage : il y avait un seul Commissaire Général de Première classe et 4 Commissaires Généraux de 2e classe pour toute la Marine française. Il venait en grand uniforme, et les fournisseurs ou leurs représentants étaient priés de venir avec le col en celluloïd à coins cassés, la cravate (bien sûr !), la chemise empesée, le gilet, la redingote et le chapeau gibus, même aux mois de juillet et d'août ! Le résultat pour notre grand-père, un été vers 1898, une jolie rangée de furoncles dans le cou. Mon père se rappelait l'avoir vu assis sur une chaise, la tête fortement penché sur la poitrine, appuyée dans les mains de sa femme assise en face de lui pendant que le docteur soignait ses furoncles. A titre de comparaison, en 1985, les commissaires généraux doivent être une bonne quinzaine (pour une flotte réduite au quart de ce qu'elle était en 1900 aussi bien en tonnage qu'un nombre de bateaux), il n'y a plus d'adjudication publique depuis 1940, et les dits commissaires généraux en été, ont pour uniforme une chemisette blanche à manches courtes et col ouvert (sans cravate !!)
Je crois vous avoir dit l'essentiel, et surtout avoir essayé de suivre au plus près la vérité telle que je la connais. Ernest tirait son caractère de la famille Bourgarel incontestablement. A la génération de nos parents, seule Delphine (Tadé), semble avoir reçu quelques bribes de ce caractère, atténué par sa soumission de tous les instants à une religion quelque peu étriquée. Sa sœur aînée Marie (Tati) aurait voulu, après la mort de leur père, continuer ses affaires sur le même pied, mais elle n'avait pas l'intelligence, et l'avait déjà montré en quelques occasions. Mon père a mis le holà tout de suite et s'est cantonné prudemment dans la représentation à la Marine, où les aléas, surtout à cette époque, étaient minimes: la flotte se développait, les guerres coloniales continuaient, la guerre européenne menaçait, qui obligeaient la Marine à acheter toujours plus.
Ernest est mort à 64 ans, miné à la fois au physique par la vie qu'il a menée (et les alcools qu'il a bus; il a fait plusieurs cures à Vichy) et moralement par les soucis que lui causaient ses multiples activités, auxquelles se sont ajoutés ceux causés par son ancien associé Laville et son employé ,Georges. Mais je ne sais pas s'il aurait laissé une situation bien meilleure en mourant 5 ou 10 ans plus tard. Je crois que ces caractères là ne savent pas s'arrêter d'eux-même. Seule la mort peut les interrompre. Le seul avantage aurait été que mon père aurait pu poursuivre ses études et se mettre au courant progressivement au lieu de se trouver brutalement jeté dans la bagarre à 18 ans, trois mois avant de présenter la deuxjème partie de son bac.
Jean ARDEN, 28 octobre 1985