Mes chers parents,
C'est du bivouac que je vous écris, mais n'allez pas croire pour cela que nous soyons bien malheureux. Il est vrai que nous campons tout habillés dans nos manteaux sous une tente ouverte à tous les vents mais à part cela et un froid rigoureux pendant la nuit c'est une vie toute nouvelle et par conséquent agréable. Nous sommes mêlés avec des anglais qui campent avec nous dans des retranchements de terre que nous avons formés en commun. L'ennemi est à trois lieux de nous et comme il n'a pas d'artillerie et que nous avons dans le camp trois pièces, que leurs troupes sont composées en grande partie de cavalerie, ils se gardent bien de s'approcher; du reste nous sommes soutenus par 500 cavaliers montevidéens qui campent hors du camp, il est vrai, mais sous nos yeux; et puis nous sommes 300 hommes de troupes régulières bien retranchées du reste comme les fortifications sont achevées et que c'est pour cela seulement que nous avons fait une descente à terre : nous rembarquons demain. Notre nourriture est excellente, nous avons un troupeau de 800 boeufs et on en tue neuf par jour rien que pour nos 300 hommes. Aussi nous ne mangeons que lesmorceaux les plus délicats comme bien vous pensez. Du reste on nous envoie quelques bonnes provisions du bord, puis je vais à la chasse soir et matin à un quart de lieu du camp à peine. Je tue des canards et des bécassines en assez grand nombre, non seulement pour l'Etat Major de la compagnie de débarquement mais encore pour en envoyer à nos camarades à bord. Hier par exemple, de midi à deux heures, j'ai tué deux canards, quatre bécassines et quarante cinq mauviettes (charlots) puis nous avons des chevaux à volonté . Il est même malheureux que nous ne restions pas plus longtemps à terre car je me ferai bon cavalier. Ensuite, en ma qualité de chirurgien du camp, je visite tous les malades tant jaoutchas (habitants du pays) que français. J'ai fait avant-hier un accouchement et j'opère les blessures. Cela fait passer le temps. Des blessures en assez grand nombre sur les jaoutchas, des balles, coups de lance et de couteau. Ainsi j'ai envoyé avant-hier à bord un jaoucha dont on a à moitié coupé le cou, après qu'il a reçu une balle dans l'épaule. On l'a laissé pour mort ce qui ne l'a pas empêché de faire trois lieues à pied jusqu'à notre camp où je l'ai pansé et expédié à bord et à Montevidéo et il est probable qu'il s'en tirera le plus heureusement du monde. Il n'y a, je le dis, que les nuits qui ne sont pas fort agréables attendu qu'il nous faut dormir habillés et en armes avec le pistolet sous l'oreiller car ce ne serait jamais de jour que les soldats de Rosas oseraient nous attaquer. Ils pourraient seulement venir de nuit, quoique ce soit encore peu probable. Du reste que cela ne vous inquiète pas car nous sommes à l'abri d'un bon rempart de terre et toutes les mesures sont prises pour les recevoir aussi joliment que possible; et que pour venir à nous ils sont obligés de se mettre sous le feu d'une frégate et d'une corvette anglaise et du Gassendi, plein de toutes les embarcations armées en guerre qui nuit et jour stationnent sur la plage. Aussi embarquerons nous malheureusement sans avoir tiré un coup de fusil sur d'autres individus que le gibier, dont par exemple je ne me fais pas faute, attendu que le...... est à l'entrée de la presqu'île où sont réfugiées toutes les familles de Maldonado et qu'il faut prendre ce camp avant qu'un seul homme puisse pénétrer dans cette presqu'île, dans laquelle le gibier se trouve et les troupeaux qui nous servent de nourriture. Il est plus que probable que notre campagne aux Marquise ait manqué ...........L'Amiral Lainé et le Ministre plénipotentiaire à Montevideo ont été en France ........ qu'ils nous retenaient ici; du reste comme il y a pénurie de chirurgien, il est fort possible qu'on me débarque pour me mettre sur un autre navire. Ce qui ne doit cependant pas vous empêcher d'envoyer vos lettres à bord du Gassendi à Montevideo (Rio de la Plata), ainsi que je vous en prie dans une de mes lettres qui est partie pour la France il y a quelques jours et que vous recevrez probablement avant celle-ci et dans laquelle je vous annonce que nous devons partir dans peu de temps pour prendre le Fort Peissando dans le haut de la rivière dans l'Uruguay.Mais je ne crois pas, à cause de diverses affaires survenues depuis, que nous puissions marcher sur ce fort avant un mois. Du reste, à présent que je connais les troupes du pays pour les avoir vu de près, ce sera tout simplement une promenade militaire. Car figurez vous que quatre obus ont suffi pour mettre en fuite d'une ville six cent cavaliers qui s'en étaient emparés. Du reste, s'il part un navire pour la France après l'expédition, je ne manquerai pas de vous écrire aussi bien qu'après cette expédition, si du reste nous la faisons car le Gassendi ne peut jamais savoir d'une manière positive ce qu'il fera. Comme c'est l'Amiral Lainé qui commande cette station, si par le moyen de Mr Poulle, vous pouviez avoir une recommandation pour ce général, celà me servirait infiniment. Mr Poulle pourrait même l'envoyer sous le couvert du Ministre et par ce moyen elle m'arriverait infiniment plus tôt. Ne négligez pas celà je vous prie. Je vous écris par l'Apollon, corvette anglaise qui part dans une demi heure. Vous devez avoir reçu de moi une foule de lettres et moi je n'ai pas espoir d'en recevoir avant quatre ou cinq mois, aussi ne manquez pas de m'écrire au plus tôt, car j'ai bien besoin de recevoir des nouvelles. Je finis ma lettre mais avant de la fermer, je vous prie de faire un million de caresses à ma chère petite filleule à ma tante....... et à toutes les familles Luois, Matthieu et Alziati et pour vous, je vous embrasse aussi des millions de fois.
François Maurin *
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