Reçu le 30 avril, répondu le 16 mai
Mes chers parents,
Le Gassendi vient de partir pour les îles Marquises
et j'ai été sur le point d'être forcé de partir avec lui,
je ne l'ai évité que grâce à la bonne amitié de
mon excellent camarade Bouffier qui a préféré partir
seul que de me faire faire une campagne qui me
contrariait si fort par sa longueur et par l'éloignement
plus grand de France.
Enfin, me voilà paré, je reste définitivement sur mon
Agathe et comme un bien ne vient jamais sans un autre,
je viens d'avoir une vraie bonne fortune :
je veux parler de la prise de . Me trouvant à la suite du
combat qui s'y est donné, j'ai été chargé, en compagnie
de deux autres camarades, d'environ 300 blessés
et j'ai eu là les plus belles occasions de travail
qui puissent se présenter dans la vie d'un chirurgien.
Nous avons eu tout espèce de blessure à soigner,
tous les cas de chirurgie s'y sont présenté:
j'ai coupé des bras, des jambes, des cuisses
et depuis 15 à 20 jours que mes malades ont été
amputés, pas un seul n'est mort. Ils vont, au contraire,
parfaitement bien. De 300 blessés, nous n'avons
d'ailleurs perdu qu'une dizaine et c'est par suite
de l 'imprévoyance du Général Rivera qui n'avait pas
emporté en campagne le moindre morceau de linge
pour les blessés. Enfin, après que nous avons
employé tout le linge de bord, même des chemises
et des draps de lit nous appartenant, avons été forcés
pendant 2 jours de nous croiser les bras,
voir mourir des hommes sans pouvoir rien faire,
faute d'un morceau de linge;
jusqu'à ce que Urquiza, chef de la République de l'
nous ait expédié le linge et les médicaments nécessaires.
Vous ne pouvez vous faire une idée de la misère
qu'ont éprouvé ces pauvres bougres et noirs blessés.
Quelques uns n'ont été retirés du champ
de bataille que 3 ou 4 jours après le combat.
Tous ont été 4 ou 5 jours sans manger .
Nous étions obligés nous même d'aller chercher
de l'eau à la rivière pour laver leurs plaies
qui fourmillaient de vers gros de une à deux lignes
dont il était impossible de les débarrasser
et que nous enlevions à chaque pansement à pleines
cuillères; avec cela, ces pauvres malheureux,
entièrement nus pour la plupart, couchés sur le
sable ou sur une peau de boeuf, exposés au soleil,
au vent et surtout aux mouches qui les couvraient,
sans avoir ni à boire ni à manger.
C'était quelque chose de navrant à voir. Enfin, Urquiza
nous a envoyé de la viande et des médicaments
et nous avons pu mettre un peu d'ordre à tout cela.
Enfin, l'on m'a expédié pour Montevideo
avec le navire chargé de ces malheureux, dont j'ai été
obligé d'amputer deux en route, un de la cuisse,
l'autre désarticulé du bras. Tout fait présumer aujourd'hui
qu'ils seront sauvés. Il est vrai que ce mois a été
bien fatiguant et bien pénible pour moi , mais ,
comme ma santé a toujours été parfaite
et que mon instruction en a énormément profité,
je ne donnerai pas ce mois-ci pour beaucoup.
Beaucoup de vieux chirurgiens n'ont de leur vie,
eu l'occasion de faire ce que je viens de voir
et faire. Nous, trois pauvres petits chirurgiens de
3ème classe, nous sommes tout d'un coup
devenus des personnages à Montevideo,
les journaux ont retenti de nos éloges.
Partout où je me présente, c'est à qui fera le plus
d'amitiés au chirurgien chargé des blessés de
car je suis seul des 3 venu à Montevideo avec eux.
Enfin, c'est un vrai bonheur.
Malheureusement, le combat n'a pas été donné par nous;
sans cela, la décoration eut été au bout de tout cela.
C'est cependant, j'espère, un bon commencement.
Une seconde occasion pourrait fort bien .
J'ai reçu plusieurs lettres à la fois de toi.
J'y vois que tu désires mon retour
mais dans mes précédentes lettres que tu dois avoir
reçu aujourd'hui, je te donne les motifs qui me forcent
à rester ici encore quelques temps.
J'aurai bien envie de vous embrasser, n'en doutes pas,
mais c'est impossible, absolument impossible
pour le moment et puis, mon avantage est de rester ici
encore quelques temps. Il n'y aurait à cette heure
qu'un ordre express du Ministre pour me renvoyer
en France qui pourrait me faire partir. La station
manque de chirurgiens et je suis un des plus nouveaux
dans la station. On dit que Monsieur Loriné (?)
va être remplacé par l'Amiral le Goiau de Trarnilien(?).
Voyez si vous pouvez me faire recommander
à cet Amiral mais mieux encore au Ministre
qui va remplacer Mr Defendis dont nous ne
connaissons pas encore le nom.
Adieu, je vous embrasse tous de coeur.
Mille et mille caresses à ma bonne petite Mathilde,
à ma tante Thérèse et à toute la famille.
Votre fils
F . Maurin
Je pars pour rejoindre l'Agathe qui va faire une petite
station dans la rivière
Mille choses à Amalric