Mes chers parents...
Je viens un peu tard il est vrai
présenter à l'occasion de la nouvelle
année les voeux que je forme pour vous
et pour toute la famille à qui je
vous prie de les présenter .
Ces souhaits sont les mêmes que vous
formez pour moi . Persuadé qu' il est
impossible de vous désirer quelque
chose se mieux que ce que vous me
souhaitez , je vais maintenant vous
expliquer pourquoi j'ai tant tardé
à vous écrire quoique nous soyons
depuis cinq jours arrivés
à Montevideo : en arrivant ,
l'amiral Lami nous témoigna le désir
de nous retenir ici pour faire
partie de la station de la Plata ;
mais comme je voulais vous donner une
nouvelle certaine , j'ai attendu jusqu'à
aujourd'hui pour vous dire que nous nous
arrêtons à Montevideo un temps
indéterminé et vous prie de m'adresser
vos lettres à bord du Cassendi ,
Montevideo , Rio de Plata .
Il est même fort possible que
notre long voyage se termine ici .
On va dans peu de jours nous envoyer
prendre un fort dans la rivière
de Plata : c'est le fort de
Prissando , à quelques heures
de Buenos Ayres , dont nous formons
le blocus .
La guerre qui se fait dans ces pays
est la plus drôle du monde :
l'ennemi est littéralement aux portes
de la ville . Les postes avancés se
tirent des coups de fusil toute la
journée , se disent même des injures
sans se faire plus de mal qu'un
mort ou un blessé par semaine .
Les troupes sont composées de
compagnies basques , italiennes ,
de français établis dans le pays ,
de nègres et de quelques gaoutches
ou habitants du pays . Ces troupes
sont assez misérables pour que les
officiers viennent nous demander
l'aumône lorsque nous descendons
le soir à terre . La guerre est
ici si peu terrible qu'on danse ,
qu'on fait de la musique .
Les dames vont se promener aux lignes
de fortifications avec autant de
sécurité que nos toulonnaises font
leur promenade sur les ... au milieu
des coups de fusil que les chasseurs vont
tirer aux innocents moineaux sur les
remparts . C'est tout à fait curieux
de voir ces dames , jolies comme le
sont toutes les espagnoles ,
vêtues de leurs coquets costumes ,
se porter en foule sur les lignes pour
voir les deux partis se tirer des
coups de fusil , absolument comme
dans un cirque ou à la ferrage lors
de la "petite guerre" ; seulement ,
on se met un peu plus loin par
crainte de maladresses . Je me suis
même offert le plaisir d'aller tirer
quelques coups de fusil sur les soldats
du dictateur Rosas , dont le général
Oriba commande les troupes qui bloquent
Montevideo par terre .Ces troupes sont
au nombre de 6000 environ . Les
forces combinées de l'Angleterre et
de la France empêchent le blocus par
mer et bloquent en même temps la
rivière de la Plata sur laquelle est
située la capitale de la République
Argentine ( Buenos Ayres ) où réside le
redoutable Rosas .Montevideo est
pourtant une ville misérable ,
où tout est d'une cherté extraordinaire ,
car son commerce est complètement
ou presque complètement détruit - car
elle est exactement bloquée par terre ,
quoique nous la tenions libre par mer .
Ainsi , les pommes de terre coûtent 50f
les 100 livres , le blanchissage est
d'un prix fou : 0f65 la chemise ou le
pantalon , 10 sous une paire de bas .
Une pension à terre , pension plus
que médiocre , coûte 150f .. tout est
à proportion , aussi je vais faire laver
mon linge à bord lorsque nous serons
dans la rivière et le repasserai moi
même . A la guerre comme à la guerre !
Ma bourse est réduite à sa plus simple
expression . Ecrivez moi par Marseille ,
qui fait un assez grand commerce avec
Montevideo . Je crois que le meilleur
moyen serait d'adresser mes lettres à
Mr Blanc à Marseille , car il serait plus
à même de connaître les départs de
navires . Si vous m'avez écrit aux
Marquises quelque chose d'essentiel ,
écrivez le moi ici , car il est probable
que ces lettres ne nous parviendrons
jamais , attendu qu'il serait fort
possible que le Gassendi n'aille pas aux
Marquises , ou que je n'y aille pas ,
car il y a ici pénurie de chirurgiens
et il serait fort possible qu'on me
débarqua pour me mettre à bord
d'un autre navire . Du reste , celà ne se
fera qu'au retour de notre expédition à
..Selon toute probabilité et dès notre
retour , je vous écrirai de nouveau .
Je ne pense pourtant pas partir avant
4 jours , mais l'enseigne de vaisseau
Vermeix , qui va porter à Paris le
drapeau pris sur les soldats de Rosas
partant demain , je ne veux pas le
laisser partir sans lui donner
ma lettre .
Suivant le résultat de notre expédition ,
il ne serait pas impossible que nous
fussions de retour en France avant ,
ce que tout nous faisait présumer
lors de notre départ . Mais , cependant ,
si je trouvais à être embarqué sur un
petit navire , il est probable que je
resterai plus longtemps ici que le
Gassendi .Vous devez avoir reçu plusieurs
lettres de moi , car je n'ai jamais
manqué de vous écrire à tous les points
de relâche . Je vous ai même écrit 2
lettres de Rio de Janeiro , mais ,
quoique la seconde soit partie 10
jours après la 1ère , je crois qu'elle
arrivera avant , car c'est un vapeur
anglais qui la porte . J'espère donc que
vous n'êtes pas comme moi , manquant
si longtemps de nouvelles des personnes
que j'aime tant . Enfin , c'est un des
malheurs de la position du marin !
Il faut nous résigner parce qu'il n'en
peut être autrement .Dès notre retour ,
je vous écrirai mieux .
Il ne faut pas que cette annonce d'une
expédition vous inquiète , car vous savez
que les chirurgiens sont toujours les
moins exposés .Adieu , mes chers
parents , je vous embrasse de tout
mon coeur .
Mille caresses à la chère petite Mathilde
et à ma tante Théréson , à la famille
Louis et Matthieu , mille compliments
à la famille True et à toutes mes
connaissances .Je vous embrasse encore .
Votre fils bien à vous .